De la roche Avignon à la roche à Veillon, en passant par Algernon Rock
par Journal L'Attisée le 2016-01-05
Est-ce que le nom de « roche à Veillon » serait « une corruption de roche Avignon, désignation venue elle-même de roche Algernon », comme l’écrivait Gérard Ouellet en 1946? Probablement oui, pour la première proposition; plus sûrement non, pour la deuxième, car Avignon a précédé Algernon.
La roche Avignon
En 1794, dans Sailing directions for the first part of the North American pilot, guide basé sur les travaux du fameux capitaine Cook et d’autres officiers de l’Amirauté, il n’est question que des Piliers (Pillars). Il faudrait pousser les recherches pour situer le moment où cette roche est nommée dans les ouvrages concernant la navigation. Pour le moment, la plus ancienne mention d’un « Avignon Rock » se trouve dans le témoignage de l’amiral Bayfield, commandant de la flotte royale, devant un comité spécial de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada en décembre 1829.
C’est aussi le nom « Roche Avignon » qu’on donne à ce rocher situé au sud du Pilier de pierre dans plusieurs autres documents publiés en anglais par la suite dont le Topographical Dictionary de Bouchette (1832), The American Pharos (Mills, 1832), The American coast pilot (Blunt, 1833), Sailing Directions for the Gulf and River of St. Lawrence (Bayfield, 1843), The British American Navigator (Purdy, 1847), Sailing directions for the Gulf and River St. Lawrence (1862), et le Cinquième Rapport du comité spécial des Communes sur les pêcheries et la navigation (1869). Pas d’Algernon Rock dans aucun de ces documents ni dans le reportage du Morning Chronicle sur le naufrage de 1857 : « The name of the rock upon which the «Canadian» struck is «L’Avignon» also known as the «half-tide rock» ».
Algernon Rock
Une recherche de mots avec la banque de données Notre mémoire en ligne révèle une première mention du « Algernon Rock » dans les Débats des Communes de 1874, quand les députés ont adopté des crédits pour y construire une jetée et un phare (ce qui sera fait en 1876). C’est la plus ancienne mention retracée dans les documents fédéraux avec cet outil de recherche mais ça n’exclut pas que ce nom ait pu être utilisé auparavant. Ce nom apparaîtrait sur d’anciennes cartes britanniques mais nous n’en avons pas eu sous les yeux : il serait étonnant que l’amiral Bayfield ait appelé « roche Avignon » un site que des cartes marines de son époque auraient identifié comme « Algernon Rock ».
Après 1874, « Algernon » s’impose comme toponyme officiel pour les fins fédérales. Ainsi, en 1883, Louis-Damase Babin reçoit un salaire comme gardien des « Pillars » et une allocation pour un « assistant light-keeper » sur l’« Algernon Rock ». Mais les gens de la région continueront de dire naturellement « roche Avignon », comme en témoignent Charles Deguise, dans Cap au Diable (1863), Alphonse Leclaire, dans Le Saint-Laurent historique, légendaire et topographique (1906) et Arthur Fournier, dans son Mémorial (1923). Un passage du texte d’Alphonse Leclaire mérite d’être cité : « La roche Avignon de nos navigateurs canadiens (Algernon Rock) garde encore, sur sa pointe est, l’arrière du vaisseau de la ligne Allan, le Canadian, qui y fit naufrage ». Algernon est comme la « version » anglaise d’Avignon, le rocher ayant vraisemblablement un nom pour le ministère fédéral de la Marine et un autre, plus ancien, pour les « navigateurs canadiens » (entendons ici francophones ou québécois). Gérard Ouellet utilisera la même « équivalence » dans un article de L’Action catholique en 1937.
La roche à Veillon
Progressivement, on voit des auteurs parler de la « roche à Veillon ». Ainsi, dans ses Chronicles of the St. Lawrence (1880), MacPherson Le Moine se demande s’il faut dire « Avignon » ou « à Veillon »; Fournier (1923) écrit que la roche Algernon est aussi connue sous le nom de « roche à Veillon », toponyme « consacré » par Damase Potvin (Le Saint-Laurent et ses îles, 1945) et Gérard Ouellet (Ma Paroisse, 1946), puis officialisé par la Commission de toponymie du Québec en 1975.
Ce bref survol tend à démontrer (car il n’est pas définitif) que « roche Avignon » a précédé « roche Algernon » et « roche à Veillon », ce dernier étant plus sûrement issu de « roche Avignon » que de « roche Algernon ». Il reste cependant plusieurs questions.
Des questions
Pourquoi un rocher que des publications officielles ou spécialisées nommaient depuis de nombreuses années « Avignon Rock » (on peut d’ailleurs se demander pourquoi « Avignon », en plein Saint-Laurent est-il devenu « Algernon Rock »? Ce nom ne réfère à rien d’évident dans l’histoire du Québec ou du Canada. On se met même à penser que quelqu’un a fait une erreur de transcription au département de la Marine…
Est-ce qu’on nommait ce rocher « roche à Veillon » en déformant simplement « roche Avignon » ou parce que cette appellation évoquait autre chose ? Charles Deguise suggère cette hypothèse dans Le Cap au diable, en 1863 : « […] en descendant le fleuve, vous rencontrez un écueil bien digne d’attirer votre attention : c’est la Roche Avignon, ou, comme d’autres l’appellent, la Roche Ah Veillons, à cause des dangers qu’elle présentait autrefois à la navigation […] ». Arthur Fournier reprend la même idée en 1923 : on dit aussi « roche à Veillon », écrit-il, « probablement parce que rendus vers cet endroit les marins devenaient plus vigilants et se disaient «ici veillons l’endroit est dangereux» ». L’hypothèse est séduisante mais elle ne pourra probablement jamais être démontrée. Le texte de Deguise est une légende; Fournier écrit « probablement ».
Une autre roche à Veillon et un vrai Veillon
Si ce nom peut nous sembler bien original, il faut noter qu’il y a aussi une « roche à Veillon » en France, à l’entrée du Fier-d’Ars, une petite baie qui s’ouvre sur la côte nord de l’île de Ré (près de La Rochelle). Dans cette région, le patronyme Veillon est très ancien et pourrait expliquer le nom du rocher; au Québec, Veillon est un patronyme rare (Canada411 en signale un au Québec et un en Ontario!) mais il a été porté en Nouvelle-France par un navigateur qui a sillonné le Saint-Laurent et bien d’autres eaux.
Jean-Baptiste Veillon était originaire de Saint-Saturnin (auj. Meschers-sur-Gironde, en Charente-Maritime), donc pas loin de La Rochelle. Marié à Québec en 1722, il était commandant de La Fortune en 1728, puis capitaine du brigantin L’Aimable qui voyagea de Québec à La Rochelle en 1733. D’autres documents indiquent qu’il était à La Rochelle en 1736 et 1741 puis à Saint-Domingue (Haïti), où un de ses fils est mort (1745), et probablement de nouveau en France, en 1747, quand sa fille s’y marie.
Ce navigateur et sa famille disparaissent des registres canadiens vers 1740 et on perd leur trace. On suppose qu’ils ont quitté la colonie, à l’exception d’un fils, Jean Baptiste, aussi navigateur, qui réapparaît après la Conquête et se marie à Québec en 1763. Il aura peu de descendants et le nom Veillon disparaîtra totalement des recensements dans la deuxième partie du XIXe, au moment où il apparaît officieusement dans la toponymie, sans qu’on puisse faire un lien entre les deux. Du moins jusqu’à maintenant.
Gaston Deschênes, historien