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La tourte voyageuse (Ectopistes migratorius)
par Journal L'Attisée le 2022-02-11


À 13 h le 1er septembre 1914 disparaissait pour toujours la dernière tourte voyageuse de la planète. C’était Martha, pensionnaire du zoo de Cincinnati et âgée de 29 ans.


On dit que l’oubli est un affreux voleur. Allons revisiter la vie et la disparition de la tourte voyageuse qui fut une merveille de l’Amérique du Nord jusqu’en 1914.


Description

Elle était décrite comme un oiseau de belle apparence, mesurant de 32 à 40 cm de longueur. Sa petite tête, ses ailes et sa queue longue et pointue lui donnaient une silhouette qui lui permettait de voler vite et avec agilité. Son bec était noir; ses pattes et ses yeux étaient rouges. Ses parties supérieures sont gris bleuâtre avec des reflets métalliques au cou. Son poitrail et le haut de son ventre sont rouge orangé. Le bas du ventre et les sous-caudales sont blancs. Elle a une apparence qui ressemble beaucoup à celle de la tourterelle triste. La tourte voyageuse était cependant de plus grande taille.


Répartition

À la belle saison, la tourte vivait dans l’Est de la Saskatchewan, au Manitoba, en Ontario et au Québec depuis le Témiscamingue jusqu’à l’île Anticosti et tout le sud de la province, sans oublier le Nouveau-Brunswick, l’Ile-du-Prince-Édouard et finalement la Nouvelle-Écosse. Chez nos voisins du sud, elles habitaient le Mid-Ouest jusqu’aux Carolines. Les tourtes hivernaient dans le sud-est des États-Unis.


Habitat

Les tourtes privilégiaient la vie de groupe et se retrouvaient très nombreuses dans les forêts aux arbres à feuilles caduques de l’est de l’Amérique du Nord.


Biologie

Les tourtes voyageuses nichaient en très grosses colonies dont certaines occupaient des centaines de kilomètres carrés. Elles construisaient leurs nids dans les arbres à une hauteur variant de 2,4 à 15 m du sol. Une couvée contenait normalement un œuf. Un couple pouvait avoir deux couvées par année.


La quantité prodigieuse de tourtes voyageuses qu’abritaient le Canada et les États-Unis donna des récits au-delà de l’imagination. On estime qu’à l’arrivée des Européens il y avait de 2 à 5 milliards de tourtes peuplant ces deux pays.


En 1721, le Père de Charlevoix écrivait « Elles obscurcissent l’air par leur multitude. » À fort Mississauga en Ontario, en 1866, « Le soleil fut voilé durant 14 heures. »


Jean-Jacques Audubon, célèbre ornithologue et peintre animalier américain d’origine française, nous offre un récit éloquent. « Le ciel était rempli de pigeons, la lumière du midi était obscurcie comme par une éclipse, les fientes pleuvaient comme des flocons de neige fondante. Les pigeons continuèrent à passer en nombre aussi important durant trois jours consécutifs. » En 1813, il avait estimé qu’une colonie comptait 115 millions d’oiseaux.


Dans les Relations des Jésuites, rédigées au 17e siècle, il est question d’une migration dans la baie des Chaleurs en Gaspésie qui s’étale sur huit jours consécutifs, vers le 24 juin.


La plus grande des colonies de nidification jamais découverte ne comptait pas moins de 136 millions d’oiseaux et était longue de 160 km et large de 5 à 16 km. Un seul arbre pouvait abriter plus de 300 nids. En ces lieux, à la fin de la période de nidification et aux pieds des arbres, il y avait, dit-on, des accumulations de fientes atteignant de 30 à 60 cm d’épaisseur.


Le déclin

Les principales causes du déclin de la tourte voyageuse furent principalement la chasse abusive et la destruction de son habitat forestier. Les récits de chasses nous donnent une idée du carnage acharné qui a conduit la tourte voyageuse à sa complète disparition. Pehr Kalm, un savant suédois, qui a séjourné en Amérique du Nord en 1749 disait : « Les populations autochtones ne tuent jamais ces oiseaux durant la couvaison et elles n’acceptent pas que d’autres chassent durant cette période. C’est, disent-ils, manquer gravement à la bonté envers les jeunes, car ils seront contraints à mourir de faim. » Des colons ont été menacés pour en avoir tué à cette époque.


Les Français puis les Canadiens surveillent l’arrivée des tourtes au mois de mai et leur font la chasse à outrance jusqu’au mois de septembre alors qu’elles retournent dans le sud où elles subissent l’assaut des Américains. Selon Charlevoix, le plus maladroit tireur peut en abattre une demi-douzaine au moins d’un seul coup de fusil.


À la fin du régime français, Boucault témoigne de l’ardeur avec laquelle les Canadiens chassent la tourte durant les trois semaines que dure le passage des tourtes : « On entend tirer pendant tout ce temps depuis le matin jusqu’au soir, tant dans les villes que dans les campagnes. Il s’en fait alors — souligne Boucault — une terrible destruction, soit à coup de fusil, soit avec des attrapes que les habitants nomment geôles, soit avec des filets. On en prend alors plus de jeunes que de vieux (sic). »


Cet acharnement s’explique aussi par la destruction des récoltes durant les migrations d’automne. Les champs de grains des paysans pouvaient être détruits en quelques heures. Le jésuite Louis Nicolas fait même référence à une ordonnance du conseil souverain de la Nouvelle-France interdisant aux habitants de laisser un arbre dans leurs champs de peur que ces oiseaux s’y perchent et, de là, fondent sur les récoltes. À cette époque, comme on avait la foi qui transporte les montagnes, on organisa des processions, des prières publiques pour les conjurer. Si l’on en croit de La Hontan, Mgr François de Laval, premier évêque de Québec (1674-1688), aurait, à la demande des habitants, exorcisé les tourtes « à grosses gouttes d’eau bénite, pour le salut des biens de la terre » comme si « c’étaient des légions de diables ».


Aux États-Unis, où les tourtes voyageuses nichent et occupent ses aires d’hivernement, la chasse, qui en était une de subsistance, est passée à une chasse commerciale due à la forte demande pour la chair bon marché de la tourte. J.J. Audubon fait un récit bouleversant d’une chasse dans les dortoirs de migration des tourtes. « Tout était prêt et tous les yeux étaient fixés sur le ciel clair que l’on pouvait percevoir dans la trouée des cimes des grands arbres. Tout à coup, un cri généralisé se fit entendre : les voilà. La rumeur distante me fit penser à une bourrasque en haute mer. Les oiseaux volant au-dessus de moi dégageaient un souffle de vent. Ensuite, j’ai vu quelque chose de magnifique, merveilleux et aussi terrifiant. Les tourtes voyageuses arrivant par milliers atterrirent partout formant des masses solides sur les branches tout autour. Ici et là, sous le poids, des branches commencèrent à se rompre d’un grand CRAC et tombèrent au sol tuant des centaines d’oiseaux pris en dessous. De la scène se dégageait une clameur et une confusion extrême. Les oiseaux faisaient tellement de bruit qu’il m’était inutile d’essayer de parler ou même de crier aux personnes près de moi. On n’entendait même pas les coups de fusil des chasseurs. » On peut expliquer la confusion des oiseaux aux dortoirs par la technique de chasse. Une fois les tourtes perchées, les chasseurs allumaient de grands feux sous les arbres à la noirceur pour pouvoir tirer les oiseaux aveuglés, affolés et ainsi rendus vulnérables, s’entasser les uns sur les autres. Dans certains écrits, on mentionne que durant ces chasses nocturnes on amenait aussi des porcs, lorsque c’était possible, pour qu’ils puissent se nourrir des oiseaux blessés ou morts tombés au sol.


La chasse commerciale comptait aux États-Unis environ 5 000 chasseurs professionnels qui traquaient les tourtes toute l’année avec des engins qui étaient à leur portée : des bâtons, des fouets, des fusils et surtout des filets. Ils pouvaient en capturer ainsi 1 000, 2 000, voire 5 000 en une journée. Des centaines de milliers étaient livrées vivantes pour des compétitions de tir. En 1871, 50 000 tourtes furent vendues pour un sou chacune en une journée sur le marché de Boston. Des millions de carcasses étaient acheminées par train aux marchés des grandes villes. Un chasseur a vendu à lui seul trois millions de tourtes en un an. Au Michigan, dans une aire de nidification, 50 000 tourtes furent abattues quotidiennement durant cinq mois. D’ailleurs, à la fin de la nidification, des villages entiers se déplacèrent pour aller cueillir les jeunes avant qu’ils ne quittent le nid. On abattait même les arbres pour une cueillette plus rapide.


L’extinction des tourtes

Les tourtes voyageuses passèrent en 40 ans d’une espèce abondante au statut de disparue. La chasse commerciale organisée à partir des années 1850 et la perte des forêts originelles de chênes, de hêtres et d’érables au profit de l’exploitation forestière et du défrichement pour l’agriculture et de l’urbanisation sur la voie des migrations ont porté un coup fatal à l’espèce. Une des dernières tourtes vivant à l’état sauvage fut abattue à Québec en 1907. Aux États-Unis, une récompense de 1 000 $, une jolie somme à l’époque, fut offerte à quiconque pourrait trouver un couple de tourtes vivantes. Cette récompense n’a jamais été versée.


Plus près de chez nous, des témoignages écrits nous renseignent sur la présence des tourtes sur la Côte-du-Sud.


À Cap-Saint-Ignace : « Si les tourtes étaient un fléau pour les moissons, elles étaient pour un grand nombre, surtout les moins bien nantis, une vraie manne tombée du ciel. En consultant les archives, nous avons constaté que pour la criée des âmes on vendait à la porte de l’église non seulement des poulets et des dindons, mais aussi des tourtes. Une douzaine de tourtes coûtaient environ huit à dix sols ou sous (vers 1780). »


Charles-Eusèbe Dionne, qui a grandi à Saint-Denis de Kamouraska et pionnier de l’ornithologie québécoise, fournit des informations précieuses sur la répartition géographique de la tourte dans notre région. Il affirme : « Pourtant la tourte se voyait encore en grandes bandes jusqu’en 1875 dans plusieurs paroisses de la Côte-du-Sud, toutes situées à l’intérieur des terres et de fondation récente. (Saint-Pascal en 1827, Saint-Philippe-de-Néri en 1871 et Notre-Dame-du-Mont-Carmel en 1867) Un autre auteur de la région, l’abbé Alphonse Casgrain, va dans le même sens en écrivant que les gens de Saint-Pacôme, paroisse fondée en 1851, venaient vendre des tourtes à son père. » Cette assertion est confirmée par Philippe Baby-Casgrain, qui écrit que l’on chasse la tourte dans les hauteurs en arrière de Rivière-Ouelle. L’espèce vit donc dans les profondeurs des seigneuries. Privées par le défrichement de leur aire de nidification et de leur principale source de nourriture, les tourtes disparaissent peu à peu du paysage de la Côte-du-Sud. Vers 1890, elles sont réduites à quelques attroupements et même à quelques individus isolés. Charles-Eusèbe Dionne explique, en 1906, que les derniers spécimens qu’il a pu se procurer (probablement sous forme de peaux séchées ou naturalisées) remontent à plus de 20 ans et qu’ils ont été tués dans la forêt en arrière de Charlesbourg. Dans une entrevue à la revue Franc-Vert, l’abbé Leclerc, directeur général du Musée François-Pilote (aujourd’hui Musée québécois de l’agriculture et de l’alimentation), raconte que vers 1880 on a essayé de multiplier des couples en captivité devant la menace d’extinction de l’espèce. Mais cette tentative a été vaine.


En terminant, lorsque j’étais enfant à la cabane à sucre de l’oncle Joseph Caron au deuxième rang du Trois-Saumons en ramassant l’eau d’érable, mon père me fit remarquer la différence de grosseurs des arbres dans un secteur de l’érablière. C’était, disait-il, des éclaircies que nos ancêtres avaient faites pour installer des filets pour attraper les tourtes. On voyait très bien comme une empreinte l’étendue de ces éclaircies. Mon grand-père Léonce, né en 1879, avait quelques souvenirs des tourtes, mais c’était les dernières avant leur disparition. Pour ceux qui aimeraient voir une tourte, un spécimen naturalisé existe au Musée québécois de l’agriculture et de l’alimentation à La Pocatière.


Bibliographie : - La presse+, Une disparition d’une ampleur incroyable, 31 août 2014 par Pierre Gingras. - Encyclobec, La disparition de la tourte (Ectopiste migratorius), 27 mai 2002 par Jacques Saint-Pierre, historien. - Le Canada français, Le centenaire d’une bien triste disparition, 4 mars 2014 par Denis Henri. - Bulletin du COQ, no 2, volume 34, septembre 1989. Wikipedia Tourte voyageuse. - Naturenb.ca, La dernière des tourtes voyageuses. - La tourte voyageuse et moi, 1er septembre 2014, par Claude Auchu.

- Le Placoteux.com, La tourte voyageuse disparue depuis 100 ans, 9 avril 2015 par Yves Hébert.


Richard Caron



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