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Confidences en rase-mottes (élucubrations d’un gazon)
par Journal L'Attisée le 2023-05-26


En avril, malgré l’adage, j’ose me découvrir d’un fil. Et même de plusieurs. En fait, pour plaire aux humains, je me débarrasse le plus possible de mon édredon blanc, celui-là même sous lequel je me dissimulais depuis des mois. Souvent aidé de la pluie j’y vais à petites doses, je sais me faire désirer. Alors, un petit bout par-ci, une grande plaque au soleil par-là, je réapparais. En un coquin strip-tease, j’étire ça jusqu’en mai dans les baissières de fossés, les recoins ombragés.

Les humains, chiâleux, trouvent à redire. Au lieu de se réjouir de ma résurrection (après tout, ça se passe en général autour de Pâques) tant souhaitée, ils m’accueillent par des jérémiades. Je suis pas mal jaune, le terrain est tout détrempé ; il y a plein de feuilles, reliquats de l’automne dernier et quoi encore. De les entendre de la sorte me donne le goût de freiner mon verdissement et ma réappropriation des lieux, ne serait-ce que pour les faire baver. Non mais !

J’ai trouvé mieux : une fois toute la neige fondue, le terrain asséché et mon beau teint revenu (je suis bien le seul à me vanter d’un teint vert !), je me mets à pousser immodérément, les obligeant à sortir tondeuse et taille-bordure pratiquement une fois par semaine. Une grosse poussée de croissance en début d’été, question de les faire regretter leurs propos désobligeants du printemps.

Un de mes grands plaisirs est d’accueillir les familles en pique-nique. Le cœur à la fête, petits et grands disposent sur moi jolie nappe et vaisselle colorée. Malheureusement, il arrive que la moindre contrariété plombe l’ambiance : une fourmi sur le fromage, la baguette trop sèche, le tire-bouchon introuvable. Comme on oublie facilement qu’on devrait s’amuser !
Chaque été, ça ne manque pas, un épisode de sécheresse survient et mes moindres brins sont vidés de toute humidité. De vert très franc je passe au jaune… paille, évidemment. Si on jubile d’avoir congé de tondeuse, on s’impose autant d’ouvrage en remplaçant l’activité par l’arrosage. Mais quand les gens me feront-ils confiance ? Pourquoi cet exercice tout à fait superflu ? Les experts le disent : malgré un état qui peut sembler comateux je reprends vie et coloration dès qu’il pleut le moindrement. La résilience, ça me connaît. Qu’on garde l’eau pour le potager ! Lui risque de ne pas survivre.

Est-ce ma nature intrinsèque ? Mon habitude bien ancrée de vivre selon des cycles immuables ? Lorsque l’automne revient, puis l’hiver qui déroule sur moi peu à peu ou en grande pompe son tapis immaculé (fi du tapis rouge, je suis humble), je suis prêt, sans regret. À l’abri des regards, je me blottis et m’endors sous la moelleuse couette pour refaire mes forces, pour rêver d’un prochain avril où je pourrai à nouveau me découvrir d’un fil. Et même de plusieurs.



Mots-Clefs

Rachel Grou  confidences  gazon  
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