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Apparences
par Journal L'Attisée le 2024-07-13

PAR RACHEL GROU

Un long de trajet de métro et pour mal faire, j’ai oublié mon livre. Tant pis, je vais m’adonner à un de mes plaisirs coupables : observer quelqu’un et imaginer sa vie.

Voici mon sujet d’étude: cette petite vieille littéralement soulevée par la cohue qui envahit le wagon. Attention, vous allez la briser, elle si menue. Heureusement une place se libère, non loin de moi. Elle va pouvoir reprendre ses esprits. Elle semble bien frêle mais ses yeux pétillent de vivacité, elle ne paraît pas trop ébranlée par la bousculade. Elle replace son chapeau, ses lunettes, m’adresse un sourire entendu comme pour dire je l’ai échappé belle.

Elle doit se sentir perdue parmi cette faune bigarrée, de toutes nationalités, tous âges et tous sexes confondus. Casque d’écoute ou oreillettes discrètes sont le lot de la plupart; presque tous ont en main un téléphone sur lequel ils naviguent. Ma petite dame se contente de consulter sur le mur du wagon la carte du réseau, surveillant les noms des stations à chaque arrêt. On la dirait issue d’une autre époque, comme si elle sortait d’un livre d’images où elle représenterait l’archétype de la grand-maman bienveillante. Difficile de dire son âge, elle a sûrement vu couler beaucoup d’eau sous les ponts. La peau parcheminée de ses mains en témoigne, comme les plis de son visage, pattes d’oie et rides d’expression. Elle dégage un charme suranné, me rappelle l’actrice qui jouait l’institutrice dans Un crime au paradis, j’oublie son nom… Je l’imagine, autrefois, enseignant aux tout-petits, guidant leur main pour tracer des pleins et des déliés. Que de patience il lui fallait pour donner aux marmots un bon départ dans leur parcours scolaire, leur inculquer le plaisir d’apprendre, de lire. Son regard résolu me dit que son léger gabarit et sa gentillesse ne l’ont pas empêchée d’exercer une discipline rigoureuse, faisant de ses classes des modèles de réussite.

Mais d’où vient-elle, en cette fin d’après-midi? Elle a l’air d’une vieille Anglaise, peut-être joue-t-elle au bridge tous les mercredis, avec des amies de longue date, anciennes collègues enseignantes qui sait? Autour d’une tasse de thé et des scones, ce rendez-vous est sans doute le clou de ses semaines rangées. Mais où va-t-elle ? Rentre-t-elle chez elle? Ou bien, comme presque tous les soirs, elle ira tenir compagnie à son pauvre mari vivant en institution pour cause d’Alzheimer.
Elle ouvre son sac à main, elle va en sortir un mouchoir de dentelle. Non, un téléphone. Un téléphone intelligent, elle m’a eue! Une vraie virtuose du texto. Bing, bang, retour dans le sac. Quelques stations après, elle fait frénétiquement signe à un homme sur le quai qui vient la rejoindre. Visiblement plus jeune qu’elle, il s’assoit à ses côtés, l’embrasse chaleureusement et lui prend une main entre les siennes. Elle est aux anges, n’a d’yeux que pour lui, boit ses paroles. Je suis troublée. Un rendez-vous galant? Ma gente dame serait une cougar? Ce type son gigolo? Mais où s’en va-t-on? Mon fond judéo-chrétien s’insurge. Que diraient ses anciens élèves des mœurs dissolues de leur institutrice à la morale jadis exemplaire? Et son pauvre mari, inconscient de la situation? Elle s’anime, radieuse, minaude, raconte; il serre sa main et lui répond en souriant. Ils planent de bonheur dans un monde parallèle, ignorant les regards entendus dont ils sont l’objet. Pour un peu je les trouverais beaux à voir si je n’étais pas si scandalisée.

J’allais rater ma sortie. Ils se lèvent tous deux aussi, s’approchent de la portière où j’attends l’arrêt. Et j’entends le gigolo qui dit : «Attention maman, tiens-toi bien».



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